Il y a bien longtemps le journaliste Robert Delmarcelle (La Libre Belgique) consacra deux reportages au séjour à Bruges du Winston Churchill.
L'illustre personage, accompagné de son épouse, hôtes de Pierre et Marie-Thérèse d’Ydewalle, logeaient au palais provincial.
Axel d’Ydewalle a retrouvé la trace de ces articles dans ses archives.
Un bon moment de détente…
Churchill à Bruges
Dans ses souvenirs, Winston Churchill a écrit qu'il eût pu, ayant faim, dévorer un mouton, oreilles comprises. Cela ne surprend pas Mme d'Ydewalle. Elle dit : A sept heures du matin, debout dans sa chambre, il réclamait sa secrétaire et son petit déjeuner. Il lui fallait, à cette heure matinale, des viandes, des lards, des œufs. Un jour, il voulut un poulet ! Il nous restait, au frigo, un perdreau. Sir Winston s'en contenta et l'anéantit. Ainsi mangeant, le matin, et fumant, et buvant, il dictait des pages de Mémoires à sa fidèle secrétaire. Puis il s'en allait peindre, sur les quais, ou dans un béguinage, revêtu d'un grand tablier blanc qu'il barbouillait à plaisir et qu'il ne s'agissait pas de laver !
Lorsqu'il s'en allait peindre, son valet de pied ployait sous le faix de son chevalet, de ses brosses, de tout son attirail de peinture. Il était, à Bruges, incognito, mais quel plaisir il éprouvait à être reconnu, à la rue, et salué, et fêté par les gens ! Son visage, planté du cigare, s'illuminait alors. Et il saluait de son célèbre V, des deux doigts.
Et son bonhomme de Scotland Yard veillait sur lui, inlassable... Voilà l'homme qui a assisté à !a naissance et à l'élaboration de toutes les toiles de Sir Winston ! Savez-vous que le détective imposé à Churchill prenait ses repas dans la pièce située exactement à côté de celle où mangeait M. Churchill ? Et qu'il donnait dans une chambre située exactement en face de la sienne... ? C'est qu'à cette époque le grand homme était le chef de l'Opposition! Pour autant, la Grande-Bretagne ne voulait pas le perdre...
Le gouverneur nous parle de Lady Churchill : Douce, douce, attentive, quel heureux vieux couple ils formaient, lui et elle. Elle avait la conscience de vivre la vie de son grand seigneur d'homme et lui pardonnait toutes ses lubies, toutes ses improvisations, tous ses flacons. Les histoires qu'il contait, qu'elle avait entendues mille fois, elle les écoutait comme des nouveautés ravissantes, parce que, sans aucun doute, Churchill les renouvelait à chaque coup, les améliorait, les refaisait avec des mots nouveaux. Elle riait, comme nous, à pleurer.
Un jour nous proposâmes à Lady Churchill d'aller visiter Damme. Sir Winston, quant à lui, n'en voulut pas. Il préférait sa sieste, son bain de cinq heures, un peu de méditation et un peu de whisky. A propos de son cher breuvage, il a écrit : « J'ai bien plus reçu de l'alcool qu'il n'a reçu de moi » (I have taken more out of alcohol than it has taken out of me).
Ajoutons que lorsqu'on lui reprocha un jour de trop fumer, Sir Winston répondit : « Possible que je fume trop. Mais si je n’avais tant fumé, j’aurais été de mauvaise humeur aux mauvais moments ».
Le chevalier d'Ydewalle dit encore : le portrait complet de Winston Churchill, déjà fait, cent fois peut-être, ne sera jamais complet. Cet homme puissant, indomptable en paix et en guerre, avait un volet de charme et de tendresse pour certaines choses et certaines gens.
Un jour qu'il allait peindre au béguinage, trois petites sœurs s'approchèrent de lui, presque en révérence. A dix pas d'elles, Churchill s'arrêta, enleva son chapeau, et c'est Churchill qui fit la révérence aux petites sœurs. Un autre jour, dans le même béguinage, une petite sœur alla aux orgues et joua doucement « God save the King . Il ne l'entendait pas. Je lui dis ; qu'une béguine jouait pour lui le «God save the King». Il jeta sa brosse, jeta son chapeau, se leva, écouta. Puis il reprit ses pinceaux.
Churchill tel qu’il apparu « en liberté » au gouverneur de Bruges et à sa famille, était, comme dit le chevalier d'Ydewalle, « un merveilleux enfant gâté », soucieux d'ailleurs de son personnage, contant à longueur de nuit des farces énormes, avec le secours de sa flambante prose churchillienne.
Le gouverneur s'arrangea pour confronter le Churchill des Anglais avec le Kamiel Huysmans des Belges. On imagine le piquant de la confrontation... Comme Mme d'Ydewalle félicitait Kamiel Huysmans de son inaltérable jeunesse et lui en demandait le secret, Kamiel, avisant Churchill, laissa choir : « Ne pas fumer, ne pas boire. Tout le reste est permis.» Churchill fumait, à cet instant, comme une cheminée, buvait comme une gouttière. Il fit simplement « Broû... ». Alors, perfidement, Churchill demanda à Kamiel Huysmans, en ce temps-là, Premier ministre, quelle était la majorité dont, il disposait.
Je verrai toujours, nous dit le gouverneur, le long index décharné de Kamiel Huysmans se dresser sur son assiette, il répondit : « One » (Un).
C'était le temps du gouvernement dit de la Mouette, qui reposait, en effet, comme le bel oiseau de la mer, sur une patte.
Churchill, royal, impérial, issu des splendides profondeurs humaines des îles britanniques, était passé par Bruges, y laissant sa trace, celle d'un homme que la mort elle-même eut beaucoup de peine à égorger.
Robert Delmarcelle (La Libre Belgique)
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Winston Churchill est mort
Quand Churchill peignait à Bruges
« Nous avons connu Churchill en liberté » nous dit le gouverneur de la Flandre occidentale
Winston Churchill, à un moment de sa vie, comme il l'écrit, eut la révélation de l'art. Et cette révélation, il le confesse, l'aida puissamment dans ses tumultes. Il se mit à peindre. II a peint énormément. Il a, disent ses familiers, gâché des acres et des acres de belle toile. Nulle part, dans les écrits de Winston, n'apparaît l'expression d'une particulière fierté de sa peinture. La peinture lui procura, semble-t-il, essentiellement la satisfaction de peindre, une certaine paix dans un paysage choisi. Deux fois dans sa vie, Churchill prit son chevalet et ses brosses et s'en vint peindre à Bruges. Comme tout le monde. La première fois, en 1946. Il ne passa à Bruges qu'un après-midi. La seconde fois, en 1948, il monta une sorte d'« opération-peinture » : il débarqua à Bruges avec sa douce épouse Clémentine, avec sa secrétaire, avec le détective privé que lui imposait Scot-land Yard et qui ne le lâchait pas d'une semelle, avec son valet de pied et avec la femme de chambre de Lady Churchill. Tout ce monde, et tous les impedimenta de ce monde, atterrirent, comme en 1946, chez le gouverneur de la Flandre occidentale, le chevalier Pierre van Outryve d'Ydewalle. qui dût évacuer une partie d« ses enfants pour faire place, dans son vieux palais gouvernemental, à ces étonnants et saisissants « intruders ».
UN GRAND-PAPA
Le chevalier et Madame d'Ydewalle, ainsi, vécurent, comme ils disent avec « Churchill en liberté », plusieurs jours. Ils s'attendaient à connaître un Churchill « bouledogue », mordant, impossible, proconsul. Eh ! bien non.
Non, nous disaient hier le gouverneur et Mme d'Ydewalle. Non, Churchill ne fut pas, dans notre maison, l'homme de sa réputation ou de sa caricature. Le souvenir que nous gardons de lui est celui d'un délicieux grand-papa qui attirait prodigieusement les enfants et que notre personnel adorait, non sans ramasser pieusement les bouts de cigare qu'il jetait un peu partout. Churchill fut, parmi nous, un vieil homme exquis, ce qui ne signifie pas qu'il fut "un homme simple. Il était adorable, étonnant. stupéfiant.
Stupéfiant en quoi ?
Stupéfiant en force physique et d'esprit. Churchill mangeait comme quatre, buvait comme dix, allait dormir à trois heures du matin et, à sept heures, commençait à dicter ses Mémoires à sa secrétaire. Une force incroyable animait ce vieil homme. Nous ne nous sommes jamais permis de tenter une estimation du litrage de whisky absorbé quotidiennement par Sir Winston. Mais, sans estimation cela nous paraissait exceptionnel. Lorsqu'il s'en allait peindre, il emportait son flacon, soigneusement camouflé. Le soir, il nous tenait sous son charme jusqu'à deux ou trois heures du matin, s'abreuvant merveilleusement. Puis il bâillait un grand coup, annonçant qu'il allait dormir. Et il emportait la bouteille de whishy dans sa chambre ! Jamais, à aucun instant, nous n'avons vu apparaître chez Sir Winston le signe le plus imperceptible de l'ébriété. Sa capacité était, simplement, comme tout cet homme, phénoménale. Le whisky le rendait brillant; il aiguisait sa prodigieuse mémoire. Il était fier de cette sorte de don hérité, disait-il, des Marlborough. Il était fier d'avoir terrassé, à Yalta, les Russes qui avaient médité de le saouler. Il nous conta sa victoire sur les « minables Russes » en un sketch qui nous laissa agonisants de rire. Pendant toutes ces nuits, alors qu'il parlait, parlait, buvant, fumant, les cendres de son éternel cigare s'accumulaient entre son gilet et sa chemise...
S'IL ALLAIT FLAMBER ?
Le gouverneur se lève et dit :
Savez-vous que, parfois, j'ai craint qu'il ne se mette à flamber, imbibé qu'il était ! Mais non ! Il se dressait, lâchait un dernier numéro, dans cette langue prodigieuse qui était la sienne et qui, par ses lèvres, coulait comme du Sheakespeare : chaque mot surprenait et il assemblait les mots comme un auteur dramatique. On allait, avec lui. de scène en scène. Il adorait raconter, en les enjolivant bien sûr, à sa brillante manière, ses souvenirs de correspondant de guerre en Afrique du Sud, au Soudan ou ailleurs. Il était alors une sorte de cavalier chrysostome, étourdissant. Oui, évidemment, Churchill buvait terriblement, mais le whisky répandait en lui une sorte de puissance joyeuse dont nous recueillions, tout étourdis nous-mêmes, les éclats.
Je dois vous dire, confesse Mme d'Ydewalle, que je le comprenais assez mal. Sa langue, bourrée de sens et de termes terriblement drus, n'était pas facile. Avec les enfants, il se donnait la peine de parler un français assez pauvre... Lorsqu'il rentrait, il prenait les enfants par la main et les emmenait dans sa chambre, pour leur montrer ses toiles de la journée. Il voulait que nos enfants, Axel, Daniel et Roseline. admirent sa peinture.
Mais l'admiration ne naissait pas toujours. Sauf pour les verts ! Car Sir Winston avait un de ces dons pour le vert... Et puis, quel appétit était celui de Sir Winston !
Robert Delmarcelle (La Libre Belgique)