Il est près de huit heures du matin, ce 25 mai 1915. Une voiture s’arrête devant le château de Lakebos à Ruddervoorde, non loin de Bruges, où résident Henri d’Udekem d'Acoz et son épouse, née Cécile van Outryve d’Ydewalle. Les occupants, deux officiers allemands que les châtelains connaissent bien, demandent à Henri de les accompagner jusqu’à la Kommandantur de Tielt.
On ne reverra plus jamais Henri d’Udekem vivant.
Si les commémorations du conflit mondial de 14-18 évoquent principalement des faits de guerre, d'autres événements tragiques, vécus par la société civile mais liés à cette période, se rappellent également à notre souvenir.
"Un sombre assassinat dans la famille", titre non sans quelques détails croustillants une revue people en couverture de la joyeuse entrée à Bruges, le 25 octobre 1999, du prince Philippe et de sa ravissante fiancée. Dans un registre nettement plus professionnel, à l'occasion du reportage télévisé de la RTBF, le professeur Francis Balace s'emploie quant à lui à retracer l'historique d'une piste allemande ...
Octobre 1914, des éléments de la Kaiserliche Garde, sous le commandement du prince Guillaume zu Wied, occupent la région. Plusieurs officiers d'Etat-Major prennent leurs quartiers dans les châteaux des environs. Le prince zu Wied s'invite chez Marie Lippens au château de Bulskampveld à Beernem. Le 19 décembre 1914, cinq officiers s'installent au château de Lakebos à Ruddervoorde chez Henri d'Udekem d'Acoz.
Deux noms vont retenir notre attention. Le baron Rickholt von Gagern, Rittmeister (chef d'escadron) à la Division de la Cavalerie de la Garde et son ami le prince Johan zu Stolberg-Rossla, lieutenant dans cette même Division. "Gagern, un beau et grand jeune homme de 27 ans, moustache crollée, galant et extrêmement prévenant ; Stolberg, 25 ans, aspect chétif et d'apparence maladive", tels sont les souvenirs d'une jeune lingère employée à l'époque au château.
HENRI ET CÉCILE d'UDEKEM, UN COUPLE SANS HISTOIRE ?
D'un naturel paisible, amoureux de la nature, Henri d'Udekem entretient une impressionnante collection de papillons et quelques ruches dans le parc du château. "Il n'aurait pas fait de mal à une mouche, on l'avait d'ailleurs surnommé le "philosophe", précise un membre de sa famille.
Ménage sans enfant, Henri et Cécile ne sont pas très mondains mais reçoivent de temps à autre amis et connaissances du voisinage. Parmi ceux-ci, le chevalier Etienne de Vrière (1857-1936), bourgmestre de Beernem. Qualifié "d'autocrate tout-puissant et autoritaire", il est le futur deus ex machina de l'histoire inachevée autour d'une série de disparitions mystérieuses que la vox populi locale baptisera bientôt "De Moorden van Beernem".
Revenons à octobre 1914. Les relations entre les châtelains de Lakebos et les officiers allemands, au comportement fort correct, sont bonnes voire amicales. Mais bientôt un flirt s'installe entre la séduisante châtelaine et le baron Rickholt von Gagern qu'elle surnomme affectueusement "Ricki", par allusion à son prénom. Prestige de l'uniforme ?
"Elle n'avait pas l'héroïsme de la jeune fille dans "Le Silence de la Mer" de Vercors", observe dans une revue familiale précédente José Kervyn, descendant d'Etienne de Vrière et esprit cultivé s'il en est. "Elle aura été à tout le moins très imprudente", conclut fort à propos l'un de ses arrière-petits-neveux. Ne chuchotait-on pas, sans la moindre preuve d'ailleurs, qu'elle aurait déjà eu une aventure avec un officier allemand résidant dans un autre château de la famille d'Ydewalle à Ruddervoorde ?
Le 25 mars 1915, les officiers d'Etat-Major doivent quitter le château de Lakebos, certaines de leurs unités étant appelées sur le front russe. Après un dîner d'adieu la veille au soir, Gagern prend la direction d'Hasselt alors que son ami Stolberg séjourne encore un mois auprès du prince zu Wied chez les Lippens. Ensuite, on les perd de vue. Auront-ils réellement quitté la Belgique ?
Tenter de tracer objectivement la suite des événements est un exercice délicat. Un équilibre entre différents témoignages parfois contradictoires, relation de faits oscillant entre le vrai, le probable ou le fantaisiste ...
UN ASSASSINAT PRÉMÉDITÉ ?
A l'aube du 25 mai 1915, une voiture se présente à l'entrée du château de Lakebos. Deux hommes portant l'uniforme allemand sous une cape grise, conduits par un chauffeur. Ils pressent le châtelain de les suivre jusqu'à la Kommandantur de Tielt. Comme Henri d'Udekem s'est plaint aux autorités allemandes suite à des coupes sauvages de bois dans sa propriété, on désire l'entendre à ce sujet.
La voiture quitte le château mais ne prend pas la direction de Tielt. Elle s'arrête à la hauteur des bois de Marie Lippens au Bulskampveld. Les deux officiers font sortir le châtelain et les trois hommes disparaissent dans les bois. Dix minutes plus tard, le chauffeur entend une double détonation puis voit revenir les officiers seuls. L'un d'eux tient encore un révolver en main. La voiture prend la direction d'Hasselt. Arrivés à destination, ils font jurer au chauffeur de garder le secret le plus absolu sur ce qu'il a vu et entendu, ce que bien sûr il ne fera pas par la suite.
Au cours de la journée, l'inquiétude s'installe au château car Henri n'est toujours pas rentré. Un ami de la famille se rend à la Kommandantur de Tielt où on l'assure de n'être au courant de rien. Les semaines passent, la disparition du châtelain est un mystère.
Deux mois plus tard, le 28 août 1915, un nouveau fait jette le trouble au sein de la population de Beernem. Camiel Dierickx, le fidèle garde-chasse de Marie Lippens, disparaît à son tour sans laisser de trace. L'autorité allemande y voit une excellente occasion de faire dévier les soupçons de la disparition du châtelain de Lakebos sur le garde-chasse. Des avis sont placardés avec la promesse d'une récompense de 5.000 marks à qui le retrouvera, insinuant qu'il pourrait être l'auteur d'un grave méfait.
Le 2 septembre 1915, coup de théâtre. Deux élagueurs sont au travail dans les bois de Bulskampveld. A un moment donné, ils aperçoivent une main en décomposition, émergeant des feuilles mortes. En hâte, on avertit le bourgmestre Etienne de Vrière. Celui-ci signale la découverte au parquet de Bruges qui se rend sur les lieux. Le corps est déterré. A la main gauche, un doigt porte une alliance avec l'inscription "Cécile à Henri, unis le 19 février 1903". Sur un mouchoir, on lit les initiales "H.d'U.d'A.". On constate que le malheureux a été abattu de deux balles dans le dos et qu'il aurait été enterré vivant car il a de la terre dans la bouche. A en juger par la position de la main droite sortant du sol, il aurait tenté en vain de se redresser.
Au sein de la population de Beernem, rurale et en partie illettrée, l'inquiétude et la peur se répandent. En chaire, le dimanche, le curé demande que l'on prie pour l'âme du châtelain assassiné. A la sortie de la messe, les bavardages et commentaires vont bon train. Qui a bien pu commettre un tel acte ? Le doute s'installe, les imaginations s'enflamment.
"OFFICIERS BOCHES" ASSASSINS ...
Très vite, un journal belge publié en Hollande parle d'un assassinat perpétré par un officier allemand. L'honneur de leur armée étant mis en cause, les autorités allemandes décident de prendre les choses en main. Soupçonnée à tort d'avoir fait supprimer son mari, Cécile d'Udekem est emprisonnée durant quelques semaines puis relâchée, faute d'indices. On la dit effondrée.
Fritz Geissler, un sous-officier allemand responsable des affaires d'instruction criminelle, mène son enquête. Parlant couramment le flamand, déguisé en marchand de carbure, il se mêle à la population. Selon les témoignages récoltés auprès du voisinage ainsi que du personnel du château, il apprend que ce sont bien les deux officiers, Gagern et Stolberg, qui ont enlevé le châtelain. Il est rapidement établi que les deux hommes sont les meurtriers d'Henri d'Udekem. Paradoxalement, Geissler ne reçoit que quelques vagues félicitations de la part de ses supérieurs. Sans doute lui en veut-on d'avoir, bien malgré lui, compromis l'honneur de la Cavalerie de la Garde Impériale. Il est renvoyé en Allemagne sans la récompense promise.
Des journaux s'emparent de l'affaire. "Les Allemands font le silence sur leur crime", dénonce "Le Matin de Paris", le 25 septembre 1915. "Le baron (sic) a été lâchement assassiné par des officiers allemands. L'autorité allemande a pris, pour entourer cette affaire de mystère, des mesures qui achèvent de prouver qu'il s'agit bien là d'un crime prussien" !
"Officiers boches assassins" titre de Nancy, le 29 août 1916, le "Journal de la Meurthe et des Vosges". "On se rappelle que l'an dernier, un châtelain des environs de Bruxelles (sic), M. d'Udekem d'Acoz fut trouvé assassiné dans son parc. C'étaient le prince de Stolberg et le comte Gagern, officiers allemands, qui l'avaient tué parce qu'il avait voulu s'opposer à diverses reprises aux déprédations et aux vols commis chez lui par les officiers allemands ...". Une version très éloignée des faits.
Le procès des officiers meurtriers se tiendra à huit clos en 1917, au Palais de Justice de Bruxelles, en présence d'un envoyé de l'empereur d'Allemagne ainsi que de nombreux conseillers auprès de la justice militaire. Assistent également en tant qu'observateurs le bourgmestre Etienne de Vrière ainsi que le frère de la victime, Maximilien d'Udekem d'Acoz, arrière-grand-père de Mathilde d'Udekem, notre nouvelle Reine.
La décision des juges est sans appel : le crime est évident. Il a été froidement prémédité et exécuté avec un cynisme révoltant. Rickholt von Gagern aurait provoqué son rival en duel et ce dernier aurait refusé de se battre. Perdant la tête, Gagern aurait froidement abattu le châtelain. Pour quelle raison ? Tombé follement amoureux de Cécile d'Udekem, il aurait voulu l'épouser après la guerre mais pour cela il fallait éliminer le mari. Les deux hommes sont condamnés, Gagern en tant qu'instigateur à quinze années de travaux forcés, Stolberg en tant que comparse à six mois d'emprisonnement. Mais, sur injonction de l'empereur Guillaume II, le gouverneur général de Belgique ordonne une réduction des peines prononcées.
Quatre ans après la fin de la guerre, la justice belge décide de prendre l'affaire en main. Les 27 et 28 juillet 1922, la Cour d'Assises de Flandre Occidentale, présidée par Pierre Kervyn de Marcke ten Driessche, juge le baron von Gagern et le prince zu Stolberg-Rossla coupables de meurtre sur le châtelain de Lakebos. Les deux hommes sont condamnés par contumace à être fusillés en public à Bruges. Mais il ne vient à personne l'idée de retrouver les condamnés dont l'un, le prince Stolberg, est déjà décédé depuis deux ans !
Le "New York Times" du 14 août 1922 rappelle les faits : "Prince Stolberg and a fellow-officer of German cavalry, Baron von Gagern, were convicted in Brussels by a Prussian court-martial of the murder of Baron (sic) d'Udekem d'Acoz, a Belgian noble, who had several German officers, whom he treated with the utmost hospitality and courtesy, quartered upon him at his country seat near Bruges. Prince Stolberg belongs to an ancient mediatized family related to most of the former ruling houses of Germany". En Australie, le journal "Western Argus" s'indigne dans son édition du 2 janvier 1923 : "The German account of the crime for which Baron Nikoli von Gagern and Prince zu Stolberg have been condemned to death by a Belgian Court is published in Berlin. It is one of the most hideous tales of the war ...".
Apparemment, les désordres politiques dans l'Allemagne vaincue auront permis au baron von Gagern de retrouver la liberté : "An investigation will be made of the release of Baron von Gagern from prison when in November 1918, the People's Commisionners ordered a general amnesty. This amnesty, it is now declared, did not apply to von Gagern's case, and the monarcist official who set him free will probably be prosecuted."
A lire la suite rocambolesque que connaît encore aujourd'hui l'histoire de ce sombre assassinat, une évidence s'impose. Elle est sans équivoque. La condamnation par la justice allemande de deux officiers allemands, auteurs d'un crime passionnel commis en temps de guerre, nous semble être une preuve suffisante de leur culpabilité. De plus, la réduction de peines ordonnée par l'empereur, sans doute à cause de la notoriété des familles concernées, et non l'annulation pure et simple, ne serait-elle pas un argument supplémentaire ? D'une part, une notoriété appartenant à l'histoire : Gagern, dont le grand-père Wilhelm Heinrich August (†1880) est considéré comme le père de l'unité allemande ; Stolberg, famille illustre aux multiples branches, médiatisée s'il en est. Mais d'autre part, une réputation lourdement ternie par la gravité des faits.
POUR LA VOX POPULI DE BEERNEM, LA VÉRITÉ EST AILLEURS ...
"Le procès des officiers allemands en 1917 n'a jamais eu lieu !" déclare haut et fort un ancien inspecteur de l'Enseignement à la retraite, Alfons Ryserhove. Originaire de la région, l'homme aura passé plus de cinquante ans de sa vie à prétendre qu'il détenait LA vérité sur l'assassinat d'Henri d'Udekem d'Acoz, un crime lié selon lui à une série d'autres disparitions, la plupart toutes aussi mystérieuses, s'échelonnant jusqu'en 1944.
Trois ouvrages de vulgarisation sur le sujet et plus de 650 conférences dans les deux Flandres. La théorie de Ryserhove repose sur un principe simple : il y a un lien entre les différents assassinats. Ce lien, c'est le tout-puissant sénateur-bourgmestre Etienne de Vrière qui régnait sur Beernem en "Roi Soleil". Ce dernier était assisté par un clan, représenté par les membres omniprésents de la famille Hoste à son service. Ils étaient intendant des domaines, garde-chasse, secrétaire personnel, instituteur ou secrétaire communal. Les Hoste exploitaient également divers magasins : charbon, produits laitiers, brasserie, assurances, etc. La population de Beernem craignait la famille Hoste car celle-ci "régnait par la grâce du seigneur ..."
Alfons Ryserhove réussira à captiver son public à l'aide de thèmes dignes du Grand Soir : lutte entre l'aristocratie dominante et les forces démocratiques naissantes ; collusion entre Noblesse, Eglise, Magistrature et Parquet afin d'étouffer ces horribles affaires, etc., etc.
L'assassinat d'Henri d'Udekem d'Acoz est incontestablement un crime passionnel. Alors que les véritables auteurs auront été démasqués, jugés et condamnés, on peut comprendre que ce qualificatif soit propre à enflammer l'imagination populaire et à faire naître des rumeurs de toutes sortes, très éloignées de la réalité des faits. Les moyens d'information étant peu répandus à l'époque, les campagnes brugeoises de l'entre-deux-guerres ne connaissaient pratiquement rien de l'actualité sauf les histoires, les on-dit et les racontars de bistrots ...
DE 1915 À 1944, UNE SÉRIE DE DISPARITIONS MYSTÉRIEUSES.
Ainsi, ne serait-ce pas Etienne de Vrière qui aurait fait éliminer le châtelain de Lakebos parce qu'il avait une (prétendue) relation particulière avec l'épouse de celui-ci ? La preuve : n'avait-il pas signé le procès-verbal d'exhumation en mentionnant "cadavre inconnu" ? Il aurait fait croire qu'il ne reconnaissait pas le cadavre ? "Mauvaise foi de journalistes !", souligne le professeur Francis Balace, "un bourgmestre doit se limiter à cette mention. C'est le Parquet qui doit établir l'identité et faire effectuer l'autopsie."
Le garde-chasse Camiel Dierickx, disparu le 28 août 1915 et dont le corps ne sera jamais retrouvé, avait-il par hasard assisté au meurtre d'Henri d'Udekem ? En confiant ses soupçons à Marie Lippens qui à son tour en aurait informé le bourgmestre, serait-il devenu un témoin gênant ?
La nuit du 15 au 16 mai 1921, un certain René De Baene, ivrogne notoire, meurt dans de curieuses circonstances. Il s'agirait d'un accident dû à l'ivresse. L'affaire est classée mais la rumeur court. N'avait-il pas trop parlé ? Il devait savoir quelque chose sur les deux meurtres précédents. Et bizarrement, quelque temps plus tard, on ne retrouve plus sa sépulture au cimetière communal. N'y a-t-il pas qu'un bourgmestre qui puisse faire ôter une tombe ?
Le 7 novembre 1926 disparaît Hector De Zutter. Il avait passé la soirée à la kermesse en compagnie d'amis dont Hector Hoste, le garde-chasse d'Etienne de Vrière, avait qui il aurait eu une querelle. Lui aussi avait prétendu savoir pourquoi le garde-chasse Dierickx avait été tué. Son corps sera retrouvé dans le canal. Le parquet de Bruges conclut à un suicide pour cause de dépit amoureux.
L'affaire est classée mais la mère de Hector De Zutter ne croit pas au suicide et fait appel. L'éditeur d'un journal de Maldegem, Victor De Lille, lui offre son appui et se lance dans une virulente campagne de presse : "Une honte ! L'aristocratie locale ainsi que le Parquet de Bruges, présidé par le propre gendre du bourgmestre de Beernem, cherchent à étouffer cette affaire." Un fonds de soutien est créé pour aider la mère De Zutter à supporter les frais de procédure. On implore également le Ciel en organisant un grand pèlerinage populaire en l'honneur de Saint Antoine de Padoue afin qu'il aide à retrouver le ou les coupables !
Et c'est en chansons que le folklore local va s'inviter dans l'offensive médiatique lancée par Victor De Lille. Lionel Bauwens, alias "Tambour", un chanteur-conteur populaire portant bien son nom, attire à l'époque foules et badauds sur les places d'église par son talent à illustrer en chansons et en musique les actualités du moment. Le dimanche, il arrive parfois au curé de raccourcir son prêche pour permettre aux fidèles d'aller entendre les nouvelles de "Tambour" à la sortie de la messe ! Prenant la défense du faible et de l'opprimé, ses chansons sur l'affaire De Zutter connaissent un énorme succès. Mais il n'est pas certain que la vérité ait toujours eu son mot à dire par la bouche d'un phénomène de kermesse.
Sous l'influence de l'opinion publique, une enquête approfondie est menée. Les auteurs probables sont identifiés. Il s'agirait de deux hommes, deux beaux-frères, dont Hector Hoste, garde-chasse du bourgmestre de Beernem. Tout d'abord emprisonnés, ils sont rapidement remis en liberté sous caution par décision du Parquet de Bruges, présidé par le gendre d'Etienne de Vrière. Les deux inculpés n'étant financièrement pas en mesure de la payer, elle est versée par une tierce personne. On devine de qui il s'agit.
Renvoyés en prison, les deux hommes sont finalement condamnés, malgré leurs vigoureuses protestations d'innocence, à vingt ans d'emprisonnement par la Cour d'Assises d'Anvers, le 19 juillet 1929. Pourquoi la Cour d'Assises d'Anvers ? Les autorités craignaient des émeutes à Bruges ou à Gand, trop proches de Beernem ! Cette condamnation est un sérieux contretemps pour Etienne de Vrière. En effet, durant toute la durée du procès, il avait prit fait et cause pour son protégé. "Normal, rétorque Alfons Ryserhove, puisque Hector Hoste était son fils-bâtard !" Ne cessant jamais de protester de leur innocence, les deux hommes retrouveront assez rapidement la liberté. Et Ryserhove d'affirmer : "en leur promettant sa protection, toutefois sans y parvenir, Etienne de Vrière les aurait fait jurer le silence absolu sur le meurtre d'Hector De Zutter". Et de conclure : "Ils auront donc été condamnés pour ne pas avoir parlé !..."
La série n'est pas close. Un dénommé Ernest Van Poucke qui pensait savoir quelque chose sur la disparition d'Hector De Zutter, se noie la nuit du 9 mai 1927 dans le canal, après avoir ingurgité un dernier verre dans une auberge.
Le 14 juin 1944, peu avant la fin de la dernière guerre, le secrétaire communal de Beernem, Omer Van Haecke, est brutalement arraché de son domicile et abattu dans les bois, sans doute par des partisans déguisés en soldats allemands. Une affaire jamais éclaircie, sauf que l'homme était le gendre de Theofiel Hoste, le secrétaire personnel d'Etienne de Vrière, décédé quant à lui depuis huit ans. Cherchez l'erreur.
LE CHEVALIER ETIENNE de VRIÈRE, LE TOUT-PUISSANT BOURGMESTRE DE BEERNEM.
Plus de nonante ans après sa mort, la figure d'Etienne de Vrière est toujours bien présente dans l'imagination populaire de Beernem. "Aujourd'hui, déclare Ciné-Télé-Revue (qui n'est pas vraiment une référence en la matière !), il ne semble pas exclu que le baron (sic) Henri ait été assassiné sur ordre d'Etienne de Vrière qui se trouve être, énigme supplémentaire, un bâtard du roi Léopold II par sa mère Léonide Mulle de Terschueren".
Cette dernière énigme apparaissant par épisodes comme le monstre du Loch Ness. Vrai ragot ? Fausse rumeur ? Même si les dates concordent, l'histoire ne reste qu'une rumeur. "Bavardages de cafés de village", admet Alfons Ryserhove tout en continuant sur ses grandes envolées littéraires ...
Le père naturel d'Etienne de Vrière, entendez le Roi Léopold II, envoie le jeune homme faire son apprentissage de la vie au Congo. Chargé de diriger une plantation de caoutchouc, Etienne fait preuve d'un grand sens de l'autorité : hommes, femmes ou enfants qui ne respectent pas la cadence ont les mains coupées (refrain connu) !
Devenu bourgmestre de Beernem, quoi de plus normal que de diriger sa commune comme s'il régnait en potentat colonial sur un village de "nègres" ? Et comme bien sûr il aura "hérité de la libido de son père", il est un grand coureur de filles de paysan et/ou de filles de cuisine. Celles-ci mettront au monde nombre de bébés-bâtards. Certains morts-nés seront même retrouvés dans une tour de son château de Bloemendaele, enveloppés dans un linge à ses initiales (sic).
Un homme aimant les femmes ? "Certainement puisqu'il s'est marié trois fois", glisse Ryserhove, tout en omettant de préciser qu'il aura été deux fois veuf pendant un certain moment avant de se remarier une troisième fois avec une dame qui lui survivra une douzaine d'années.
Toujours selon Ryserhove, on le connaît pour ses mariages "à vingt francs". Une somme importante pour l'époque que recevait la jeune fille enceinte de ses oeuvres et qu'il mariait d'office à l'un de ses jeunes paysans administrés. Il peuple ainsi la région d'une série de bâtards qu'il place ensuite à des postes-clés dans son administration !
Le bourgmestre de Beernem ne sera bien évidemment jamais inquiété. Il pouvait faire exécuter tous ces meurtres parce qu'étant le (soit-disant) fils bâtard du roi Léopold II, il jouissait de la haute protection de la Cour de Belgique (sic). Et n'était-il pas au-dessus des lois ? Son propre gendre, Pierre Kervyn de Marcke ten Driessche, président du Tribunal de Bruges, étouffait les affaires du beau-père. Qui donc aurait osé déposer plainte contre un personnage aussi puissant ?
La vérité n'a-t-elle pas aussi ses droits ? "Qu'Etienne de Vrière ait eu quelque chose à voir, directement ou indirectement, avec les événements n'a jamais été démontré," reconnaît-on quand même dans certains journaux flandriens, "d'autant plus que toutes ces affaires ont été traitées et jugées définitivement aux Assises en 1929". Différents témoignages, recueillis tant auprès des descendants d'Etienne de Vrière qu'au sein de la famille d'Udekem, soulignent l'aspect fantaisiste des rumeurs répandues par Alfons Ryserhove. Une relation amoureuse avec le bourgmestre de Beernem ? "Totalement impossible de sa part !", affirment ceux qui ont bien connu Cécile.
Ajoutons que les trois filles uniques d'Etienne de Vrière, nées de son premier mariage, n'ont visiblement pas hérité des gènes faussement attribués à leur père. En effet, outre celle qui fut l'épouse du président du Tribunal de Bruges, la seconde aura été une digne aïeule dont l'idéal de vie était de "gagner le Paradis par une vie de sacrifices et de dévouement envers son mari et ses enfants ...", à lire les Souvenirs qu'elle a laissés. La troisième fille, supérieure d'un couvent de Carmélites à Ypres, doit être sans aucun doute aujourd'hui une bienheureuse au Ciel. Et rappelons qu'un des deux gendres d'Etienne de Vrière, André van Outryve d'Ydewalle, ensuite Hubert, le fils aîné de ce dernier, ont également été, chacun à leur tour, bourgmestre de Beernem en laissant le souvenir d'une parfaite honorabilité !
"DE BOSSEN VAN VLAANDEREN", UNE SÉRIE TÉLÉVISÉE À SUCCÈS.
Les travaux de Ryserhove seront à la base d'une série télévisée qui connut son heure de gloire à la BRT en 1991 : "De Bossen van Vlaanderen", Top 10 des audiences en Flandres, dépassant largement celles de la chaîne commerciale concurrente.
Leitmotiv de ce reality-show avant la lettre ? La lutte des classes contre un féodalisme anachronique dont Etienne de Vrière fut un éminent représentant. Une recette infaillible - passion, sexe et crimes - attirant la masse habituelle de spectateurs friands des heurs et malheurs de la Haute. A tel point que même Ryserhove estima que la télévision avait exagérément romancé la chose, modifiant ainsi sensiblement l'esprit de ses travaux qui eux-mêmes sont en grande partie basés sur des on-dit et des rumeurs de bistrots !
Les noms, certains lieux et des faits sont modifiés mais les suspicions et les accusations déguisées restent les mêmes. En effet, selon les propres dires du réalisateur, la BRT redoutait des procès en diffamation tant de la part de la Cour de Belgique (sic) que de certaines familles de l'aristocratie. Par contre, il y a encore aujourd'hui dans la population de Beernem des descendants des familles touchées par les disparitions qui suivirent l'assassinat d'Henri d'Udekem. On comprend que remuer de vieux secrets de famille parmi tout ce petit monde peut réveiller de vieilles rancoeurs.
LES MEURTRES DE BEERNEM, UNE ATTRACTION TOURISTIQUE !
Léguant sa vérité historique à sa descendance, Alfons Ryserhove décède en 1997. Sa fille Katrien reprend le flambeau en publiant une synthèse des ouvrages de son père sans rien y apporter de neuf. Et comme on peut broder à l'infini sur les tenants et aboutissants de ces mystérieux meurtres, ce genre d'histoires s'avère être une affaire rentable. Exposés avec film, facturés à 200€ la séance. Ballades à vélo moyennant rétribution, ponctuées de haltes (boissons offertes) sur les lieux des crimes, explications sur les disparitions, les circonstances et surtout sur les auteurs. "L'auteur", faut-il le préciser ?
Pour les sociétés, organisation de séminaires en teambuilding au moyen de "jeux de meurtres" tournant autour des faits les plus saillants des "Moorden van Beernem". Même le pique-nique au champagne est prévu. Et pour les plus branchés, randonnées en mode géocaching avec GPS. Au départ du site Web "The Murders of Beernem", jeux de divertissement dans lesquels sont indiquées les coordonnées correspondantes aux caches (lieux des crimes) sur le terrain, avec récompenses et surprises à la clé.
Aujourd'hui, l'histoire inachevée autour des meurtres de Beernem représente pour la commune une attraction touristique d'importance. Par ailleurs, avec le vol du panneau des "Juges Intègres" de "l'Agneau Mystique" à Gand, ne dit-on pas que c'est l'un des deux grands mystères non élucidés dans les Flandres ?
LE MOT DE LA FIN ?
Une ambiance assez particulière règne à Beernem durant la guerre 14-18. Contrebande, petits trafics et corruption sont monnaie courante au sein d'une population essentiellement rurale. C'est à l'administration communale que revient l'obligation de régler les réquisitions de bétail imposées par les Allemands. Moyennant dons en nature et dessous de table, des passe-droits s'installent. Certains paysans fortunés sont exemptés au détriment de plus pauvres. Inévitablement, des conflits surgissent entre les familles.
"Durant la guerre, il y avait un abattoir clandestin dans les bois de Madame Lippens au Bulskampveld. Celle-ci n'était pas au courant. Très souvent la nuit, des animaux de ferme y étaient abattus et revendus en contrebande", déclare en 1931 un garde-chasse adjoint de Buskampveld.
Et d'ajouter que vraisemblablement le garde-chasse Camiel Dierickx serait tombé par hasard sur ce trafic nocturne. Pris pour un Allemand, il se serait fait tirer dessus. Gravement blessé, on l'aurait achevé et enterré. Mais des témoins de la scène risquaient de parler. Et par un cruel jeu de dominos, de suspicion en délation, la mort de l'un aurait entraîné la mort de l'autre. Serait-ce là une explication rationnelle à cette sombre histoire de meurtres successifs, sans aucun lien avec l'assassinat d'Henri d'Udekem, si ce n'est la proximité des lieux et de certains noms ?
Ragots, rumeurs et contre-vérités ... "Il n'y a rien de pire qu'une vérité qui ne soit pas vraie !", a écrit un auteur russe. Dans les bois du château de Bulskampveld, une stèle rappelle l'endroit où le corps du châtelain de Lakebos a été retrouvé : "Souvenez-vous de Henri d'Udekem d'Acoz, décédé le 25 mai 1915". Il y a aujourd'hui plus de cent ans que le drame a eu lieu. Alors que les acteurs de cette histoire inachevée ne sont plus de ce monde, la vox populi n'a eu de cesse de colporter racontars, affabulations et on-dit, totalement éloignés de la vérité judiciaire.
Gardons quant à nous cette vérité-là en mémoire.
Nicolas van Outryve d'Ydewalle
arrière-petit-fils d'Etienne de Vrière
(1) Wilhelm Friedrich Heinrich Prinz zu Wied (1876 † 1945 Roumanie). Il fut brièvement roi d’Albanie du 21 février au 3 septembre 1914 sous le nom de Vilhelm Vidi.
(2) Née t'Serstevens, veuve d'Auguste-Philippe Lippens décédé en 1904.
(3) Heinrich Franz Hans Gustav Rickholt Freiherr von Gagern (21.01.1887 Worms † 07.05.1950 Vienne).
(4) Johann August Prinz zu Stolberg-Rossla (1889 Rossla + 1920 St. Blasien).
(5) Bourgmestre de sa commune durant trente-cinq ans (1891-1926), il sera également conseiller puis sénateur provincial (1919-1929) de Flandre Occidentale. Accessoirement, aïeul de la branche d'Ydewalle des "Trois Rois" de Beernem.
(6) Egalement gendre d'Etienne de Vrière.
(7) Qu'une série de journaux flamands (dont "Brugs Handelsblad", "Het Volk", "Het Nieuwsblad", "Het Laatste Nieuws", "De Morgen", "De Streekkrant", "Panorama" et quelques autres) se sont empressés de reproduire, sans jamais en vérifier la véracité, à l'occasion de la série télévisée de la BRT "De Bossen van Vlaanderen".
-> Autres articles publiés dans le Bulletin n°27 (octobre 2017): lien