« J’ai possédé une petite maison de banco en Afrique au pied de la chaîne de l’Atakora. Le matin, j’avais l’impression de me réveiller au centre du monde, proche du soleil et de la nature ; le soir, les chants mystérieux des chauves-souris et des oiseaux de nuit me plongeaient dans le monde des esprits où mes ancêtres côtoyaient leurs frères autochtones. » Et voici en introduction de ce petit article, une paraphrase des premières lignes de l’une des œuvres de Karen Blixen, cette aristocrate et femme écrivain danoise qui a passé une grande partie de sa vie au Kenya au début du 20ème siècle et dont l’écriture et la perception de ce continent et de ses habitants ne cessent de me réjouir.
Je m’appelle Serge et je suis le fils d’un père suisse, Georges Bertschy et d’une maman belge, l’une de vos cousines, Marie-Thérèse van Outryve d’Ydewalle de Diest.
Je suis né il y a un peu plus d’un demi-siècle, quelques mois après la fin de la présidence de J.F. Kennedy et quelques années avant que l’Homme ne puisse observer la beauté de notre planète depuis le sol lunaire. Comme un bon nombre d’entre vous, je partage un intérêt pour la généalogie ou plutôt pour la connaissance de toutes ces personnes sans qui nous n’aurions pas connu cette bonne Terre et qui nous ont laissés entrevoir une part de leurs qualités et de leurs valeurs profondes. Une armée d’ancêtres, qu’à l’exemple de mes amis africains, j’invoque souvent afin de m’assister chaque fois que cela me semble nécessaire. Certains d’entre eux me sont très proches, d’autres plus lointains ; leurs influences m’ont certainement aidé à me diriger vers une carrière médicale.
Après mes études à Fribourg et à Lausanne, je me suis approché du monde tropical grâce à des formations suivies à l’Université de Marseille et à l’Institut de Médecine Tropicale d’Anvers. De 1992 à 2009, j’ai suivi cette voie, alternant les missions africaines avec 2 autres formations universitaires, l’une à Genève en Études du Développement, l’autre à Bruxelles en Santé Publique Tropicale.
Que dire de toute cette existence vécue au sein de populations étrangères dans des camps de réfugiés, des prisons, des camps de choléra, des régions touchées par diverses épidémies, de cette expérience personnelle un peu trop « riche » en confrontations avec les autorités locales à propos de la gestion financière de nos missions ?
Comment raconter mes souvenirs de fêtes, de danses, de rires, d’amitiés, de soirées de chansons au clair de lune, de guérisons « miraculeuses », de ces signes magnifiques de gratitudes dont entre autres, celui de ces paysannes béninoises qui découvraient le charme d’être bordées chaque soir par un médecin européen, le temps de leur hospitalisation … ?
Il y aurait tant de choses à dire de ces années passées dans un service de pédiatrie d’un hôpital religieux togolais, de cette communauté de plusieurs centaines personnes atteintes de tuberculose au cœur de la guerre civile somalienne, de ces années consacrées à la reconstruction du système de santé de la province de Butare au Rwanda après le drame de 1994, de l’organisation et de la mise en place d’une école d’aide-soignant au Bénin, de l’appui à un district sanitaire du Burundi, d’une province du Tchad, d’un programme de lutte contre la tuberculose au Mozambique !
Avec le temps, certains de mes souvenirs s’estompent, d’autres au contraire s’intensifient et c’est peut-être l’un de ces souvenirs plus denses que j’aimerais partager aujourd’hui avec vous, pensant qu’ainsi vous me comprendrez mieux que si je ne vous donnais que quelques chiffres ou statistiques de la santé du monde subsaharien. J’avais déjà travaillé 2 ans au Togo dans un service de pédiatrie et terminé mes études à l’Institut Prince Léopold d’Anvers lorsque j’ai été engagé pour la première fois par Médecins Sans Frontières pour occuper le poste de responsable du programme de lutte contre la tuberculose de l’hôpital de Kismayo, ville portuaire du sud de la Somalie. Le pays était en guerre depuis si longtemps que le monde médiatique semblait en avoir même oublié la réalité ; la guerre avait entraîné de graves problèmes d’alimentation de la population, l’une des raisons principales du développement de cette maladie endémique.
Je travaillais donc dans un service d’une centaine de lits où étaient hospitalisés les patients les plus fragiles. Il était composé de deux pavillons, construits à une centaine de mètres et face à l’Océan Indien ; ces bâtiments se trouvaient à l’intérieur de l’enceinte de l’hôpital qui était protégé jour et nuit par des « gardiens » armés. Le programme concernait aussi le suivi d’environ 300 autres patients dont l’état de santé était plus stable, qui passaient chaque matin à l’hôpital prendre leur traitement quotidien devant un membre de notre équipe. Mon activité était donc celle d’un praticien de médecine interne : visite quotidienne des patients hospitalisés, consultations des nouveaux cas suspects, appui à l’équipe des infirmiers et des infirmières, gestion de la pharmacie et du laboratoire du programme, collecte des données statistiques, … .
Un après-midi, un collègue est venu me chercher en urgence : la ligne du front avait touché la ville de Kismayo et les blessés affluaient vers l’hôpital dans un désordre indescriptible ; l’équipe chirurgicale recherchait un médecin pour s’occuper du service de triage. Notre garde armée tentait de repousser une foule immense composée de soldats, de blessés et de leurs transporteurs, de centaines d’habitants de la ville recherchant désespérément de savoir si l’un des leurs était hospitalisé. Nous nous sommes occupés des patients pendant des heures au milieu du bruit, des bousculades. Tard dans la nuit, le nombre des nouveaux blessés diminua et avec lui, l’excitation dans la cour de l’hôpital ; les derniers blessés furent pansés ou conduits au bloc opératoire. Un à un, les membres du personnel se retirèrent … et finalement, je restai seul au milieu de la cour enveloppé par un silence puissant, étrangement intense et voluptueux.
Bien des années plus tard, je continuai à penser à ce silence, qui était devenu une sorte de parenthèse dans ma vie, un temps tellement grand qu’il aurait pu contenir ma petite existence mais à qui il manquait pourtant « quelque chose » ; je ne savais quoi.
Cette mission somalienne se termina pour moi quelques temps plus tard ; nos rôles furent confiés à une autre équipe. Les années passèrent et avec elles d’autres expériences africaines. Après ma dernière mission au Mozambique, je suis rentré en Suisse et j’ai décidé de reprendre les études de piano que j’avais abandonnées depuis l’âge de 18 ans. Un jour que je recherchais différentes pièces pour mon programme d’examen annuel, j’ai écouté par hasard un prélude et fugue de Bach (BWV 867). Avec cette musique, le « silence de Kismayo » reprit vie : il avait mûri, était devenu adulte ; il était comme habité par les harmonies de la marche paisible d’un pèlerin traversant la nef d’une cathédrale gothique inondée de lumière.
Je suis maintenant de retour de cette vie nomade depuis bien quelques années déjà ; elle m’a appris beaucoup de choses mais je crois que le message principal qui m’a été transmis et que j’aimerais vous partager aujourd’hui, est l’importance de vivre intensément l’instant présent !
A vous qui me lisez, je ne veux donc pas vous souhaiter un « bonjour » ni une « bonne soirée », mais de tout cœur, un « bon instant présent » !!
Serge Bertschy.